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Pour faire face à ses besoins en béton, Chypre-Nord creuse dans ses montagnes

Les montagnes de Chypre-Nord

Les montagnes de Chypre-Nord - Emily Irving Swift - AFP

Les carrières se multiplient dans le pays. Au point que cela inquiète les défenseurs de l'environnement.

Bientôt les chants de Jamal ne résonneront plus dans son coin de montagne. Pour alimenter en béton hôtels, résidences touristiques et routes en construction à Chypre-Nord, les carrières grignotent le massif où paissent ses chèvres. "Je vais devoir partir car je n'ai plus de futur ici", lâche ce chevrier de 55 ans épris de musique et de poésie.

De Chypre à la Nouvelle-Zélande en passant par le Liban, les défenseurs de l'environnement s'inquiètent de la multiplication des carrières dans un monde où la consommation de béton a triplé ces 20 dernières années. Plus de 40 milliards de tonnes de sable et gravier sont ponctionnées annuellement dans les montagnes, les rivières ou les plages, principalement pour la construction. Et avec une population qui doit croître de 2 milliards d'ici 2050, ces quantités risquent encore d'augmenter, selon l'ONU Environnement.

Or cette extraction peut entraîner déforestation, pollution de l'air et bouleversement des activités humaines traditionnelles. Comme dans ce coin de Chypre où, près de la cabane où Jamal fabrique le traditionnel fromage "halloumi", des camions viennent chercher des roches, soulevant des nuages de poussière et effrayant les animaux.

Un bout de montagne s'effondre

Sur le versant utilisé comme carrière, la végétation a disparu. Un policier demande au chevrier de rester à distance. Pendant qu'il trait, une explosion déclenche un énorme panache de fumée. Un bout de montagne s'effondre. Sur un autre sommet, qu'il a quitté face à l'avancée des carrières, Jamal a été blessé et a perdu des bêtes. Les pierres "pleuvaient sur nous", se souvient-il. Même s'il comprend le "besoin de roche pour construire", il espère que l'entreprise exploitant le site l'aidera à trouver des pâturages plus sereins.

À peine plus grande que le Luxembourg, l'autoproclamée République turque de Chypre du Nord (RTCN, 355.000 habitants), est un concentré des tiraillements entre développement et préservation de la nature. Établie dans le tiers nord de l'île après l'invasion de ce territoire par la Turquie en 1974, elle n'est pas reconnue internationalement et connaît plusieurs contraintes à l'export.

"L'île vit grâce au tourisme. Nous avons besoin d'hôtels, de routes et d'aéroports, nous n'avons d'autre choix que d'exploiter les carrières", déclare à l'AFP Cenk Sarper, président de l'Union des exploitants de carrières. Il l'assure: les carrières opèrent loin des zones résidentielles et toutes les normes environnementales sont respectées.

12.000 tonnes extraites chaque jour

Plus de 12.000 tonnes sont extraites chaque jour à Chypre-Nord, selon les exploitants, soit environ 33 kg par habitant. La moyenne mondiale est de 18 kg, selon l'ONU. Sous couvert d'anonymat, un entrepreneur admet que certains "n'ont pas fait tout leur possible pour limiter la pollution visuelle", alors que le pan de montagne près de Degirmenlik (centre) apparaît rongé à vif. Des entreprises venues de Turquie sont accusées d'être moins regardantes que les locales.

Président de l'association des biologistes de Chypre-Nord, Hasan Sarpten regrette qu'une grande carrière ait pu opérer loin de la zone réservée. "Les meilleures méthodes ne sont pas utilisées" pour préserver l'environnement, déplore-t-il en critiquant les autorités chypriotes-turques. Sollicitées par l'AFP, celles-ci ont décliné tout commentaire.

Mais comme dans le nord occupé de Chypre, les écologistes s'inquiètent aussi dans la partie sud administrée par la République de Chypre, reconnue internationalement. "L'extraction croissante de matières premières pour la construction est une des menaces principales pour les zones naturelles protégées", relève Klitos Papastylianou, spécialiste de l'environnement.

Encadrement plus strict

"La construction de marinas nécessite de grandes quantités de roche", souligne Charalambos Theopemptou, député vert. Un audit a recommandé de durcir les amendes pour décourager les carrières illégales.

Des appels à un encadrement plus strict résonnent aux quatre coins du monde. Au Liban, où les carrières illégales ont détruit des pans entiers de montagne et des centaines de milliers d'arbres, des citoyens se battent en justice et bravent parfois des menaces de mort. Dans le sud de la Nouvelle-Zélande, un projet de carrière près de la ville de Templeton suscite une levée de boucliers de résidents craignant des effets sur leur santé en raison des poussières de silice. Ils demandent que la loi oblige ces industries à s'installer loin des zones habitées.

Mais, au-delà des réglementations, défenseurs de l'environnement, experts et exploitants s'entendent sur un point: le consommateur a sa part de responsabilité. "Les gens disent nous voulons des routes, des villas, des écoles. Mais d'où va venir le matériel pour les construire?", interroge Hasan Sarper en dénonçant une "hypocrisie". "Il y a un gaspillage énorme. On n'est pas du tout dans une optique de développement durable", explique à l'AFP Pascal Peduzzi, du Programme de l'ONU pour l'Environnement.

Limiter les projets immobiliers

L'organisation prône de privilégier le bâti existant et de limiter "les projets immobiliers destinés uniquement au prestige et à la spéculation". Pour éviter, par exemple, les résidences fantômes peuplant l'Irlande ou l'Espagne après des années de boom immobilier spéculatif.

À Chypre-Nord, les constructions continuent pourtant de plus belle. L'aéroport s'agrandit pour accueillir plus de 5 millions de voyageurs annuellement. Sur le littoral près de Famagouste, un hôtel de 2.500 chambres et des milliers d'appartements - qui seront vides sauf l'été, selon des habitants - sortent de terre. Des publicités en russe et anglais vantent "l'adresse de la paix et du bonheur". À quelques kilomètres de là, Jamal vit, lui, avec un goût amer.

Avec AFP

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